le monde de Pipoye
Entretien avec Imane Chair, photographe et maman de l’artiste Pipoye :
«Pipoye doit son originalité artistique à sa perception si spéciale».
Les peintures digitales de Pipoye, âgé d’à peine 14 ans, ont rencontré un franc succès aux Etats-Unis, en France et ailleurs. Sa maman nous parle du parcours et du talent hors du commun de ce jeune autiste qui a transformé son hypersensibilité en force.
Le Matin : Qui est Pipoye ?
Imane Chair : Pipoye est un jeune artiste marocain qui évolue dans le digital painting ou art numérique et qui a cette particularité d’être autiste. Ses œuvres sont réalisées à l’aide d’un ordinateur sans qu’il utilise toutefois des logiciels spécifiques ou sophistiqués. Ses peintures digitales ont reçu un franc succès à l’étranger, notamment aux Etats-Unis et en France.
Comment pourriez-vous définir son art, ou plutôt « le monde de Pipoye » ?
« Le Monde de Pipoye » (1), qui est le titre de son exposition présentée à La Sqala jusqu’au 30 avril, est une invitation au voyage et au dépaysement. Sa vision bigarrée du monde interpelle. On se laisse aspirer avec délectation par ce tourbillon de couleurs, suscitant curiosité et enchantement. De Shangai en passant par São Paulo, il nous emmène vers tant de destinations en nous offrant son regard si singulier.
A quel moment Pipoye a-t-il pris conscience de son penchant pour la peinture ?
Pipoye n’a pas pu être scolarisé.
Son éducation et son enseignement se sont faits à domicile. Au départ, il a été initié à la peinture classique dans un centre artistique pendant une année. Mais le réel déclic s’est opéré lorsqu’il a eu son ordinateur à l’âge de 8 ans. En effet, le web a été un outil déterminant dans ses apprentissages et dans sa découverte du monde. Aujourd’hui, on peut considérer Pipoye comme étant un artiste à part entière, auto-didacte et reconnu, à tout juste 14 ans.
Vous-même vous êtes artiste. Probablement que vous avez transmis les gènes de l’art à votre fils ?
Je suis photographe et il est clair que Pipoye baigne dans un univers purement artistique depuis sa tendre enfance. Notre environnement est pictural, musical et coloré. Oui, il y a une histoire de gènes, mais c’est aussi son autisme qui est au service de son art.
Parlez-nous un peu du processus de création chez Pipoye ?
Il s’imprègne des couleurs et des formes, grâce aux images, aux paysages, à la rue, à la télévision, etc., sachant qu’à notre époque, nous communiquons davantage par le visuel : les villes sont submergées d’affiches publicitaires, de panneaux, d’enseignes, de logos… Pipoye est également curieux des autres pays, des cultures et des peuples exotiques. Ses voyages sont à la fois réels et virtuels. Il a fait le tour du monde en surfant sur le net, en absorbant des clichés de villes et en se nourrissant de tableaux de maîtres
. Il aime Klimt, Klee, Kandisky, Gaudi et Delaunay. Tout ceci s’inscrit et se grave dans son esprit puis, petit à petit, Pipoye ressent le besoin de nous restituer toutes ces images à sa manière à travers des toiles très insolites.
De quelle manière son autisme influe-t-il sur sa peinture ?
Avant tout, je tâcherai de donner une définition simple de l’autisme (qui reste un trouble assez complexe). C’est une intelligence différente qui se caractérise par un rapport différent à la perception. C’est une hypersensibilité des sens qui envahit la vie des personnes qui en sont atteintes et qui entrave leur communication. Elle est source d’angoisses, d’où ce besoin de s’isoler. Cependant, cette même hypersensibilité peut être une force si elle est utilisée justement en sciences et en art. C’est le cas de Pipoye qui doit son originalité artistique à son identité et à sa perception si spéciale.
Avez-vous senti une amélioration de son état depuis qu’il s’est mis à peindre ?
Pipoye est plus apaisé devan
t son écran. Il est concentré et serein lorsqu’il exécute ses œuvres. Oui, son art lui a permis de se construire, de trouver sa place dans la société et d’aller vers les gens. Il adore exposer et commenter son travail artistique aux visiteurs. Et à mon avis, ceci est la meilleure des thérapies pour lui, car elle améliore sa communication de jour en jour.
Que cherchez-vous à démontrer à travers l’exposition itinérante « Autisme en couleurs » et de quelle manière pourrait-elle servir la cause de l’autisme ?
Etant concernée de près par l’autisme, il me semblait nécessaire de sensibiliser les gens. Ainsi, en plus de l’exposition « Le Monde de Pipoye », il y a mon exposition-photos « Autisme en couleurs » qui veut montrer l’autisme dans le quotidien, dans sa diversité et sa bea
uté (je ne rejette pas le côté sombre, mais j’ai préféré aborder la facette positive). Les photographies d’enfants autistes que j’ai prises avec l’accord des parents concernés sont chargées d’espoir et de vie. Présentée au Maroc et en France, cette exposition participe à un projet global de construction d’une nouvelle vision de l’autisme non plus comme un handicap ou une maladie, mais comme une différence.
Quel(s) message(s) voulez-vous transmettre ?
Une personne autiste peut être belle, heureuse, évoluer dans la vie ordinaire et réussir. Il n’y a pas de méthode miracle pour que les personnes autistes s’épanouissent. Concernant Pipoye, j’ai suivi mon instinct et mon intuition de maman, mais je n’ai pas cessé aussi de me documenter et je continue toujours dans cette voie. Et selon un article que j’ai lu tout récemment : «Il est aussi parfois difficile d’identifier les talents spéciaux chez les individus autistes plus lourdement handicapés. Cela vient du fait qu’ils peuvent être exprimés à travers des comportements ou des actes auxquels nous n’attribuons pas de valeur. Exploiter de telles compétences peut exiger que nous ayons l’esprit très ouvert et alerte. Une fois découvertes, de telles capacités peuvent s’avérer réellement exceptionnelles et un parent ou professionnel compétent peut se débrouiller pour les tourner à l’avantage de l’enfant.»
Les prochaines escales de l’exposition
Avant La Sqala, l’Institut Cervantès de Tanger, la Villa des Arts de Casablanca, mais également New York, l’exposition « Le Monde de Pipoye » s’est tenue dans une galerie à Soho. A Paris, c’était à la FIAC (Foire internationale d’art contemporain) dans le Grand Palais. « En effet, des tablettes numériques et des PC ont été habillés pour l’occasion par les œuvres de Pipoye et mis à la disposition des visiteurs dans le salon V.I.P de la Foire. La prochaine exposition aura lieu au Palais des Congrès de Paris. Et enfin, autre actualité, c’est la présentation de son art numérique dans un livre américain « The Art of Autism » dont la parution est prévue courant avril, mois de sensibilisation à l’autisme ! », nous apprend la maman de l’artiste.